Avec des fleurs

Je vais rentrer et il va m’offrir le nom d’une fleur. Elle sera luxuriante, comme une liane, ou aura des feuilles en étoile disposées lâchement autour d’une tige dressée. D’un vert bien foncé elle sera cette plante, et la fleur sera rouge-orangé, ou jaune, ou peut être violet-foncé, en tous cas elle aura des pétales en éperon, agencés symétriquement. On pourrait se demander si elle est bien vivante, ou échappée d’une peinture réaliste.
J’aurais ce nom, en latin s’il vous plait, et les images surgiront, comme dans un film au ralenti. Une forêt, une mare, une prairie, encore des broussailles, puis une herbe clairsemée laissant apparaître un substrat sableux, puis de simples traces de végétaux, des algues (toujours des végétaux ?), et enfin la mer, qui aura tout effacé. C’est un chemin que je connais bien, que je refais mille fois, et le violet de la fleur se délave dans l’eau grise.

Il m’a apporté le nom d’une fleur, que je me suis empressée de jeter à la mer. Radeau minuscule errant sur l’écume.

Il m’attendait caché derrière une fleur. Elle était énorme.
Les couverts étaient en ordre de chaque côté des assiettes, on se tenait droit, les plats étaient bien garnis. On leur sacrifiait les rêves des enfants. Vingt ans plus tard les pas dans la rue au courant d’air glacial ne sont pas très assurés. Car le moindre brin d’herbe est empoisonné et marcher pieds nus nous est désormais interdit. Les talons hauts claquent et trahissent notre présence.

Il m’attendait avec du poison plein les mains. Par la fenêtre je pouvais voir des tours et des arbres, du ciel gris bleu et de vagues nuages comme immobiles. Moi-même je n’osais pas bouger. C’était l’époque où l’on écoutait son professeur, le temps des désirs dictés par les livres de savoir vivre et des photos figées dans leurs gaines noir et blanc.

Il disait « princesse » et des clairières aux fleurs sucrées s’ouvraient dans la forêt vierge. La mousse se faisait séductrice et attirante. La brume protégeait de l’agression du soleil. Je ne pensais rien, car troubler l’air par des questions ne se concevait pas. Dans la clairière les fées étaient partout. Elles essayaient de survivre aux croisades que la rationalité de mise leur livrait. Elles n’étaient pas très belles, rabougries et sur la défensive, et elles parlaient une langue perdue aux consonnes marquées. Elles m’envoyaient des messages codés que je ne savais déchiffrer mais que je faisais pourtant semblant de comprendre. Je hochais gravement la tête. Sûr qu’aujourd’hui ces avertissements, même correctement traduits, me resteraient encore inaccessibles.

Il m’imaginait éternelle et je l’ai été. Les fleurs ont poussé sous ma peau, d’abord discrètes, puis de plus en plus grosses. Au temps de la récolte leur parfum ne me quittait pas. Sur mes traces des mains avides en faisaient des bouquets qui ne survivaient pas aux premiers froids. Parcheminé, mon corps se faisait manuscrit. Les courbes des lettres anciennes retenaient mes boucles encore blondes. Quel chantier ! Fleurs et feuilles se décomposaient dans ce fatras organique, sans que ne pousse pour autant une vie neuve et fraiche.

Il m’attendait certes mais il s’est enfuit. De ce qu’il avait fait de moi il n’en a rien gardé. La boue colle à mes semelles et m’unit à la terre. A chaque pas je m’enfonce un peu plus. Loin de la serre qui nous abritait je me suis sentie dépérir. On ne nous apprenait pas à demander. Je ne savais retrouver mon chemin. Mes fleurs fanées à la main, assise sur le trottoir, je regardais passer les voitures. Elles étaient vides, tout comme mon cœur.

Il est resté au loin. Dans mon herbier tout est devenu poussière. Aujourd’hui les arbres sont vieux. Ils saluent leurs ancêtres sans conviction. La ville est recouverte de brume froide. La nuit tombe trop vite, j’avance trop lentement dans mes sandales bleu marine. Je ne serai pas au rendez-vous. Au seuil de nos dernières années, un incendie effacera tout, jusqu’au dernier traité de botanique. Enveloppée d’un drap de laine je contemplerai de ma terrasse le désert. Il sera le miroir de mon corps, tout comme lui lavé de ses empreintes par le vent de sable de la nuit. Alors rendue à ma virginité, je saurais attendre les moissons de sel qui stérilisent les sols. Transformée en tapis de cristaux blancs, la terre sera telle que je l’aurais rêvée, robe de mariée exposée au regard bleu du monde, étoffe brodée de fils délicats animée par l’air léger, souvenir complice discrètement relégué aux archives de ma mémoire.

Hélène Tallon-Vanerian, janvier 2013

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