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Préserver les oasis [la possibilité d’une île]

Le désert peut parfois être sublime et attirant pour un esprit en quête de pureté, mais sans ses oasis pas de vie humaine. Hannah Arendt, juive allemande, témoin de la désagrégation de l’humanité en cendres indicibles, nous met en garde. Laisser le désert gagner les oasis et c’est laGuinée/HTV/lalignedecoeur.fr désolation assurée, la voie royale vers le totalitarisme ou le rejet du politique, ce qui à y regarder de plus près revient au même pour l’être humain. Car le politique est un espace qui s’ouvre entre les hommes, qui doivent pour cela se voir (s’apparaître les uns aux autres), dans leur pluralité et non pas agrégés ou agglutinés en masses compactes, et bien entendu se parler. Dans cet espace surgit un monde commun, dont il s’agit d’assurer la permanence par des œuvres qui résisteront au temps. Revenons aux oasis et au désert. Dans les périodes critiques le désert avance, et les vents de sable envahissent les oasis. On peut cheminer dans le désert, mais à condition d’avoir la carte des oasis. Le pire, nous dit Arendt, c’est de prendre goût au désert. Pourquoi ? Parce que l’homme, pour rendre la terre habitable, doit construire un monde commun. Or le désert est la perte de cet « entre-deux », cet espace entre les hommes, condition de la vie politique. Les oasis que sont l’art, l’amour, la pensée (qui n’est pas simple savoir mais introspection et silence intérieur menant à la compréhension sensible de l’expérience vécue), sont des « fontaines qui dispensent la vie, qui nous permettent de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui ». Elles nous permettent de résister et de renaître.

Mais la question toujours d’actualité que nous pose Hannah Arendt, est de savoir ce que nous faisons de nos oasis, au-delà d’en assurer la conservation, ce qui n’est déjà pas la moindre des tâches. Car l’oasis ne doit pas être un refuge, qui nous permettrait de nous extraire du monde, à la manière des kilomètres d’abris antiatomiques creusés sous les villes des pays riches [on ne peut s’empêcher d’avoir froid dans le dos en imaginant la société  post cataclysme qui en découlera, composée des seuls individus qui auront choisi de vivre apeurés et enterrés, à la manière des morts vivants peuplant les cavernes et les grottes. Personnellement, en cas d’apocalypse je choisirais la hutte de branchage suggérée par Lars Von Trier dans son film Melancholia].

«Lorsque nous fuyons, nous faisons entrer le sable dans les oasis »1. Nous ne devons pas perdre de vue que nous vivons sur la terre et non pas dans l’oasis, au risque de nous replier dans une vie qui exclurait toutes les autres (qu’elle soit d’amour passionnel ou d’art autocentré). L’oasis se définit par ce qui l’entoure, elle représente le lieu actif à partir duquel peuvent se déployer les formes de résistance à l’affaiblissement de l’action humaine, lieu de créativité et d’expression de la volonté des hommes à habiter la terre. En effet, si la terre accueille l’homme et lui donne naissance, il convient de faire plus pour pouvoir l’habiter. Car la condition humaine, ou la capacité de l’homme à avoir une terre, est fragile. Les totalitarismes, de quelques natures qu’ils soient (et le capitalisme à son niveau actuel en est bien un), l’ont bien compris. Leur violence provient de leur visée à rende l’homme superflu, en commençant par effacer l’humanité qu’il contient. Qu’il devienne machine, interchangeable et mis au rebut selon des critères de rentabilité, ou qu’il ne soit que le rouage d’un projet de société délirant justifiant guerres et exterminations, ce que l’homme a perdu (ou abandonné) au jeu de la désolation, c’est sa possibilité de monde.  Car la terre n’est pas le monde. Le monde, toujours selon Arendt, est une tente déployée sur la surface terrestre, nous permettant de nous y installer. Et c’est dans l’amour du monde, dans cette « appartenance-au monde » qui est « présence-dans-le-monde » que se transmettent les cartes des oasis qui nous sauvent pour un temps encore des tempêtes du désert.

« Il semble que ne nous soient données d’une manière générale que : la Terre pour nous offrir une place où dresser nos tentes au sein de l’univers (donc de l’espace) ; la vie en tant qu’intervalle de temps pour notre séjour (donc le temps) ; et la « raison » tout d’abord pour nous guider, pour que nous nous établissions ici pendant un moment comme si nous y étions chez nous, puis, lorsque nous nous sommes finalement procurés ce séjour, pour finir par nous émerveiller du fait qu’il existe en général quelque chose comme la terre, l’univers, la vie et l’homme. »2

1 Hannah Arendt, « Du désert et des oasis », Qu’est -ce que la politique?, Paris, Seuil, (1955), 1993
2 Hannah Arendt, Journal de pensée [1950-1973], Cahier VI, Seuil, 2005, p.150
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris: Presses Pocket (1958), 2007.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme suivi de Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 2002
Goetz, Benoît, et Chris Younès. « Hannah Arendt: Monde ? Déserts ? Oasis ». In Le territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée auXXe siècle, 29‑46. Armillaire. Paris: La Découverte, 2009.

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Voyage en géopoétique musicale

P1030772POÉTIQUE, GÉOPOÉTIQUE

« Selon moi, la poétique devrait synthétiser toutes les forces du corps et de l’esprit, devrait être la manière essentielle dont l’être humain compose le monde. […] En Grèce, en plus de l’agora et de l’espace politique, il y a l’espace poétique et océanique d’Homère. Et chaque Grec est imprégné de cet espace, qui lui paraît aussi important et nécessaire que l’espace civique où se jouent les affaires de la cité. » C’est ainsi que Kenneth White donne un contour à la géopoétique, ce courant de pensée appuyé sur la recherche du rapport sensible et complexe de l’homme à la terre (pour avoir le point de vue direct de Kenneth White sur le sujet, allez visiter son site : http://www.kennethwhite.org).

La poétique n’est pas un vague concept réservé à une poignée d’illuminés de poésie. Elle imprègne beaucoup plus profondément que nous l’imaginons nos pensées et nos vies, et c’est une bonne nouvelle!  Il n’est qu’à voir comment les actes politiques, pour avoir une résonance aujourd’hui, se posent en actes poétiques. Pour s’en convaincre voici un petit extrait du « Manifeste pour les produits de haute nécessité », écrit par neuf intellectuels antillais (Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar et Jean-Claude William), en écho à la grève générale ayant paralysé les Antilles françaises pendant plus de 40 jours en janvier et février 2009 :

« Derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). […] Alors, quand le « prosaïque » n’ouvre pas aux élévations du  » poétique « , quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir d’achat » ou « le panier de la ménagère ». Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ». […] Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie.»

Véritable programme politique adressé à la classe dirigeante, mais aussi appel à la résistance et à l’instauration d’une société post-capitaliste, ce texte se fonde sur la nécessité absolue de retrouver un chemin vers les aspirations profondes de l’homme à une vie profonde, dynamique et puissante.

La poétique dans son essence ouvre au monde. Au delà du sujet et de l’objet, de l’irréductible fossé qui sépare l’être humain des choses l’entourent, se trouvent mille sentiers à parcourir, mille espaces qui se découvrent au regard de ceux qui les arpentent. La géopoétique naît dans les mots de Nietzsche («Restez fidèles à la terre») et de Rimbaud («Si j’ai du goût, ce n’est guère que pour la terre et les pierres.»), nous dit encore Kenneth White. La pensée philosophique, comme la pensée scientifique cherchent et explorent de nouveaux lieux, cheminent dans des espaces aux contours flous, errant dans les interstices des mondes balisés, sur la voie de ce que nous pourrions appeler une « géographie de l’inconnu des espaces connus ». Pour dire une géographie qui n’enregistre plus ni ne décrit les lieux et leurs formes, comme elle l’a fait depuis des siècles, mais une géographie exploratoire, aux multiples dimensions encastrées, géographie de la modestie et des sensations en creux, qui suggère plus qu’elle n’affirme.

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UNE SENSATION DE MONDE

Les géographes le savent bien, l’homme spatialise son espace et par là même donne naissance à un monde, son propre monde, tissé de toutes les relations singulières et complexes qu’il entretient avec lui. Par ces liens et son rapport aux lieux, aux étendues, à la terre, aux paysages, il construit ses territoires, appropriation symbolique d’un bout d’espace qui n’existe pleinement qu’en lui-même.  Inutile de préciser que les géographes sont les rois du monde. Et pas seulement parce qu’ils détiennent les clefs des cartes au trésor, mais parce qu’ils ont « la pensée branchée sur le dehors », pour reprendre l’expression de Deleuze.

Mais que cherchons-nous dans « le dehors » que nous ne trouvons pas dans « le dedans » ? Que nous apportent ces ouvertures, ces pérégrinations, ces vagabondages sans but, ce grand air chargé de courants froids, ou chauds, ou d’eau salée, selon l’humeur et les besoins du moment? Quelque chose comme un souffle de liberté, une pacification non béate de l’âme, une plénitude dirait encore White, bref encore une fois un espace à habiter, une place intime, une connivence avec la terre qui porte nos pas. Nous sommes le monde, le monde comme une aventure de vie, un voyage, le voyage que l’on est soi-même, qui nous met en route, traçant une cartographie de l’infini qui est le poème même : « Et nous allons de nous en nous / en portant les paysages » (Henri Meschonnic, « L’obscur travaille », Arfuyen, 2012).

 MUSIQUE DES CHEMINS, DES ROUTES ET DES ESPACES

Vous avez évidemment tous éprouvé la sensation d’être transportés très loin en écoutant une chanson, une musique, sans savoir ni où exactement ni pourquoi. Et cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Car effectivement il y a des musiques qui s’insinuent dans les replis cachés d’un paysage, d’une route, tandis que d’autres défrichent des espaces inconnus, ouvrent des voies dorées ou des fenêtres avec vue sur des espaces poétiques et délicats, dans une géopoétique musicale qui nourrit à coup sûr nos rêves. La musique est un fluide qui s’insinue dans toute brèche à sa disposition, elle se nourrit des sons puisés dans son environnement, les confronte à ceux qu’elle charrie dans sa course. Elle épouse le vent, butte sur une montagne (la plaine chante en majeur et la montagne en mineur, disait Georges Sand dans « Les maîtres sonneurs »), se charge de sable, de lumière, de chaleur ou de froid. Elle joue sur la peau du monde.

 ILLUSTRATIONS MUSICALES :

 Tigran Hamasyan

Leaving Paris (Album New Era, 2007)

Leaving Paris

Un portrait tout en nuances d’une ville qui marque à jamais un voyageur. Le jeune arménien (il a 20 ans lorsqu’il enregistre ce morceau) nous raconte l’envoutement de ce lieu au travers de quelques notes subtiles qui flottent sur des accords veloutés. Un souvenir d’un lieu comme un bagage, une ambiance qui restera gravée dans la mémoire. Dans ce morceau se déroule une question, dans un dialogue de la mélodie avec elle même. Paris est dans la musique de Tigran Hamasyan un espace poétique qui ne se dévoile pas. Une solitude pointe. Des nuages s’enroulent les uns sur les autres. Et ils nous entraînent au loin, vers l’exil, une fois de plus.

Arvo Pärt

Fratres (Album Tabula rasa, ECM 1984)
Violon : Guidon Kremer, piano : Keith Jarrett

Deux instruments, le piano et le violon, comme deux matériaux à disposition du compositeur pour donner forme au monde. Le piano donne la structure rigide des fondations. L’étendue qui se dévoile à nous est brute, habillée d’un horizon omniprésent. Le violon se fait vent et oiseaux tourmentés. Et lorsque tout s’apaise la ligne ouverte dans le paysage nous console. Les larmes ne sont pas loin lorsque la terre se laisse embrasser et qu’il est alors possible de s’allonger et de fermer les yeux. Dans ce silence un chant ancestral se rappelle à nous. Vieille litanie des songes construite sur une succession sérielle de notes d’une simplicité limpide. Mais il ne faudrait pas croire le rêve vide. Il agite les échos de la vie que le compositeur sait dépouiller de toute vanité. A-t-on encore besoin de cet accord final minimaliste, livré comme à contre cœur, pour accepter enfin de s’abandonner au silence et à la contemplation ?

Marissa Nadler

In your Lair, Bear (Album Marissa Nadler, 2011)

In Your Lair, Bear

On ne peut pas penser musique et espace sans se tourner immédiatement vers les États-Unis. Pays né d’une erreur de navigation, ou de cartographie, pays aux espaces mythiques, cartes postales superposées, trop grand pour des européens habitués à leurs frontières étriquées, il ne peut que refléter par sa musique l’incrédulité de l’homme face à des distances dont la métrique lui échappe. Les espaces glissent les uns sur les autres, dans un mélange d’instruments de provenances géographiques hétéroclites, ou le métissage de genres musicaux issus de continents différents. Il y a une quête dans les routes qui relient les villes entre-elles, le but n’étant pas tant le point d’arrivée que les détours qui donnent le temps d’y réfléchir.

Dans les chansons neo-folk de la chanteuse Marissa Nadler affleurent les musiques traditionnelles américaines, country, old blues, et leurs ambassadeurs (banjo, tin whistle, etc.).

Kayhan Kalhor (kamantché), Shujaat Husain Khan (sitar)

Ghazal/ The rain (Album The rain, live 2001) Youtube

GhazalLe Ghazal est une forme poétique née en Iran au XIIe siècle, composée d’un minimum de 5 couplets de 2 lignes par couplet qui sont thématiquement et émotionnellement autonomes. La forme est par contre bien définie : chaque ligne du poème doit avoir la même longueur ; le premier couplet introduit l’idée ; la rime est suivie d’un refrain ; l’idée est reprise dans la deuxième ligne des couplets suivants, etc. On compare les couplets du ghazal à un collier de perle : chaque perle est indépendante, mais fait vivre les autres et constitue un tout.

Le mot ghazal signifie en arabe  « parler amoureusement avec les femmes ». Le poème est donc sensuel. Ses thèmes en sont l’amour, l’amitié, l’ivresse, la beauté des femmes, mais aussi le dépit amoureux et la douleur de la séparation. Cependant, lorsqu’il est influencé par le soufisme dans lequel l’aimé est Dieu, le ghazal témoigne de l’aspiration à l’union spirituelle. Le ghazal peut ainsi être érotique, philosophique voire mystique. Les ghazal sont largement chantés dans toute l’Asie mineure, Iran, Inde, Pakistan, Kurdistan, Turquie, etc. En Inde, le ghazal a évolué en une forme hybride de musique classique et populaire, formant la trame de ballades dont le thème est l’amour.

Le duo Ghazal réunit deux maîtres de musique, le joueur de kamantché Kayhan Kalhor, kurde d’Iran, et le joueur de sitar indien Shujaat Husain Khan. Ils sont accompagnés du joueur de tabla Sandeep Das. Dans ce concert, enregistré en Suisse en 2001, les deux maîtres marient musiques classiques indienne et iranienne, dans une improvisation virtuose ayant en toile de fond un ghazal. Le morceau en écoute, intitulé « Fire », est construit sur deux modes, un mode indien (raga), le darbari qui se joue en fin d’après midi ou la nuit et un mode persan (maquam), le nava dit mode de l’enchantement, exécuté à l’heure du coucher et dont l’élément est le vent et le feu. Tout cela pour vous dire que rien n’est laissé au hasard chez ces musiciens, mais plutôt à la maîtrise inspirée et créative.

Quel rapport avec la géopoétique ? Si l’on ferme les yeux et qu’on se laisse guider par la musique, peuvent apparaitre, dans cette façon de croiser les musiques et ses modes,  de très vielles cartes du monde. Ce sont les cartes mentales des voyageurs des caravanes de la soie, qu’on s’échangeait la nuit venue autour des feux des maisons ou des campements. Dans les notes semées et partagées par ces maîtres de musique se dessinent les signes laissés sur les pierres par les nomades et les passants des routes de l’Asie mineure, pour communiquer par delà leurs différences de langage. Et n’oublions pas que, de l’Inde à l’Iran, le soleil façonne des déserts dans lesquels la résonance de l’air crée des sonorités qu’un musicien passant par là ne peut s’empêcher de capter. Dans cette improvisation, les lignes millénaires des paysages de ces contrées et leurs sentiers de traverse s’offrent à nous, parés de couleurs subtiles et originales. La musique est bien indifférente à la géopolitique. Ou plutôt elle s’en joue!

Dominique A

Dans un camion (Album L’horizon, 2006)

03 Dans un Camion

Le lien entre ce musicien et sa manière d’être au monde, au travers de son rapport sensuel aux paysages lézardés de routes,  se passe de commentaires :

« Repartons »/ Il est temps de sortir du sommeil des reines / Car nul ne vous attend autant que l’horizon. (extrait de « l’horizon »)

La route est toute entière contenue dans ses accords de guitare, dans sa voix, dans ses mots, dans la dynamique de sa musique. Voilà quelqu’un qui connait les formules pour ouvrir les espaces. Et on aimerait bien partir avec lui, n’est ce pas ?

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